CHAPITRE DEUX
Ponce Pilate
Drapé dans un manteau blanc à doublure sanglante et avançant de la démarche traînante propre aux cavaliers, un homme apparut sous le péristyle qui séparait les deux ailes du palais d'Hérode le grand. C'était Ponce Pilate, procurateur de Judée. Le printemps était là et l'aube du quatorzième jour du mois de Nisan se levait.
Plus que tout au monde, le procurateur détestait le parfum de l'essence de roses. Or, depuis l'aube, cette odeur n'avait cessé de le poursuivre: présage certain d'une mauvaise journée.
Il semblait au procurateur que les palmiers et les cyprès du jardin exaltaient une odeur de rose et qu'un léger parfum de rose se mêlait, tout à fait incongru, aux relents de cuir et de sueur qui émanaient des soldats de son escorte.
Dans le train qui la ramenait vers Limoges, Marie somnolait,
les nerfs à
vif elle plongeait parfois dans un sommeil haché par de petits
souvenirs. Souvent le songe des derniers moments passés au bord de
l'océan
revenait hanté son esprit.
Maintenant elle revoyait Bernard debout. face à l'océan. Il faisait de
plus en plus sombre, l'air était frais.
Bernard se frottant les yeux.
Vit
le ciel au-dessus des vagues se couvrir d'une lourde nuée d'orage,
ventrue et jaune.
Au loin on entendait un grondement. Soudain des
paraphes de feu rayèrent le ciel qui explosa de toutes parts, des lueurs
effrayantes éclatèrent en inondant l'espace. Le jour s'assombrit encore un peu plus, tandis
que les éclairs sillonnaient le ciel noir.
Toutes les puissances de
l'orage étaient maintenant déchaînées; l'eau mugissante des vagues se
précipitait avec fracas sur le rivage, au loin on pouvait deviner le
combat des lames qui se brisaient sur les rochers.
Bernard courait à
présent vers la maison, l'eau jaillissait des gouttières et déferlait
des toits débordant des tuyaux de descente engorgés; des torrents
écumants dégringolaient des portes cochères. Tout ce qui vivait avait
déserté la rue. Lorsqu'il fit enfin irruption dans la maison tout
dégoulinant de pluie, Bernard entendit comme un cri qui venait du toit,
il essaya en vain d'actionner l'interrupteur mais l'électricité devait
être coupée il fut aussi surpris de voir que Marie dormait toujours,
malgré le fracas du tonnerre, dans la même position, la tête posée sur
ses deux bras repliés posés sur la table du salon. Dans la pénombre de
la pièce, il tendit le bras en avant et posa délicatement sa main sur
l'épaule de Marie.
Lorsque Marie sentit le plat de la lourde épée
sur son épaule, elle tomba lourdement à genou dans la glaise, elle
voulut en serrer le tranchant; quelques gouttes de sang perlèrent de sa
main. Elle posa ensuite ses lèvres brûlantes sur l'acier glacé de la lame
pour y déposer un baiser. Il se mit à pleuvoir doucement.
Un double
cordon de cavaliers jalonnait le chemin, les sabots des chevaux qui
piaffaient d'impatience soulevaient des tourbillons de gouttelettes
d'eau mêlées de boue. Une pluie torrentielle s'abattit tout d'un coup,
les cavaliers furent vite trempés jusqu'aux os; un éclair accompagné
d'un grondement de tonnerre jaillit au-dessus de la colline.
L'eau
ruisselait sur les cheveux blonds de Marie et faisait comme un écran
devant son visage, elle leva les yeux vers le ciel si sombre sans lune
et put enfin voir l'homme qui se dressait devant elle. Il prononça ces
quelques mots d'une voix forte:
- Le malheur est comme la pluie,
personne ne l'a provoquée et pourtant elle arrive.- Marie lève-toi et
mets -toi en marche, va va et advienne que pourra !
Ses pieds
glissaient dans la boue, la pluie tombait de plus en plus drue, elle se
transforma bientôt en déluge, le vent se mit à hurler, la tourmente se
déchaîna. En un instant le ciel ténébreux fut noyé dans un océan d'eau
tout disparu. Quelque part au loin, au-delà des portes de la ville un
nouvel éclair déchira le ciel illuminant Marie d'une brève lueur
phosphorique; elle était comme une statue de marbre à laquelle manque la
puissance du regard et ce tableau obscur et mystérieux faisait penser à
une tragédie grecque.
Ce genre tragique ne pouvait pas convenir à
notre époque de "réflexion" car le drame moderne est "voyant" et se
scrute lui-même et fait passer le destin dans la conscience du drame.
Comme un poète aveugle aux choses du présent voit le passé et le futur; l'art poétique est une naissance et un salut.
Marie se dressa soudain et cria !...
- Oh ! les rêves ! comme la maison en est pleine.
Elle penche la tête en avant et dit:
- La paix est sur la ville et la paix est sur les champs; en moi seule est un feu, seule ma poitrine brûle.
Elle ausculte le silence et toujours plus fiévreusement:
-
Oh ! le silence, toujours le silence, et au-dedans le tumulte d'une
nuit qui s'agite; ce sont des serres brûlantes qui s'impriment en moi;
et pourtant je ne puis les saisir; on me flagelle de visions et je ne
sais qui me harcèle. Appelle-moi au grand jour, pas en rêve, et ne me
consume pas avec des images - Sors de ton voile, toi dont je suis
captif; dis-moi le sens de cette torture, dis-moi le sens !
UNE VOIX:
Elle appelle au fond de l'ombre et semble venir des profondeurs ou de très haut, pleine de mystère en son éloignement.
- Marie !
Chancelante comme au choc d'une pierre.
- Qui est-ce ?...Mon nom...n'était ce pas mon nom...venait-il des étoiles ou du fond de mes rêves ?...
Elle écoute dehors; tout de nouveau se tait.
-
Est-ce toi, l'invisible, qui me chasses et me tourmentes... est-ce
moi-même, et le bruit de mon sang en moi ?... Parle encore, que je te
reconnaisse, ô voix... appelle-moi encore, encore une fois, parle...
LA VOIX:
- Marie !
- C'est moi Seigneur ! Ta servante t'écoute !
Elle prête l'oreille en retenant son souffle. Rien ne bouge alentours. Tremblant de passion.
- Parle Seigneur à ta servante ! tu cries mon nom, donne aussi un message, afin que je le reçoive en mon esprit.
Elle se tend à nouveau pour écouter. Profond silence.
-
Je ne suis pas instruite, je suis la moindre de tes servantes, un grain
de poussière de ton sol, mais c'est à toi seul de choisir ! Car tu
choisis un roi parmi les pâtres et souvent tu descelles la bouche d'un
enfant pour y faire flamboyer ta parole. Fais-moi savoir afin que je ne
vienne pas à te manquer, ouvre-moi le ciel de ta parole, afin que je te
contemples, moi ta servante.
LA VOIX :Plus proche, insistante.
- Marie !
Marie en transe.
-
J'entends Seigneur, je t'entends, je t'écoute de toute mon âme; la
moindre fibre de ma chair est aux aguets pour te saisir. Je suis tout
entier ouverte. Envoie-moi ta parole, ordonne- moi tes ordres. Pour toi
je quitterai ceux que j'aime et je renoncerai à mes plaisirs. C'est toi
seul que j'habiterai et je marcherai dans tes voies. Je n'écouterai
aucun appel puisque j'ai entendu le tien. C'est à toi seul que je me
voue, Seigneur, à toi seul, car mon âme a soif de te servir ! je m'ouvre
à ta parole et j'attends les signes que tu vas m'adresser.
VOIX de Bernard:Toute proche et distincte.
- Marie !
Marie en transe.
Pénètre
moi Seigneur, car mon cœur éclate déjà dans le frisson de ton approche !
Répands-toi sur moi bienheureux orage ! laboure-moi, afin que je
reçoive ta semence, rends fertile ma terre, rends féconde mes
lèvres...Brule-moi de la marque de ta possession, pose sur moi ton joug !
Vois ma nuque est déjà courbée... Pour toujours je t'appartiens, pour
toujours. Seigneur reconnais-moi comme je te reconnais et permets-moi de
contempler ta splendeur comme tu as toi-même vu mon abaissement dans
l'obscurité ! Seigneur, montre-moi le chemin de ton vouloir, montre le
moi, car je suis ta servante à jamais!
Bernard parcourt la pièce sombre en tâtonnant, son regard est inquiet, d'une voix remplie d'affection: il dit:
- Ah ! c'est bon te voilà enfin revenue !...
Marie sursaute, se redresse pleine d'effroi et de colère.
- Partie...oh !... évanouie la voix...obscurcit le chemin...caché à jamais.
Bernard de plus en plus inquiet.
-
Pauvre petite...et tu reste là, vêtue si légèrement dans la froideur de
cette maison...dehors l'orage gronde et la brume obscurcit tout.
Marie qui se tourne vers lui.
- Pourquoi me suis-tu ? Que me poursuis-tu ? dans le jour et dans mon sommeil.
Bernard:
-
Je ne comprends pas, j'étais en bas sur la plage, l'orage a éclaté et
quand je suis rentré dans la maison, j'ai cru entendre dialoguer.
Marie:
- Tu as entendu toi aussi ?
Bernard:
- Qu'est-ce que tu veux dire, je ne vois personne d'autre ici.
Marie:
Bernard je t'en conjure, dis-moi...tu as entendu une voix ?
Bernard:
- Oui j'ai entendu une voix qui venait de je ne sais où et en tâtonnant j'ai voulu...
Marie:
- Tu as crié... tu as crié mon nom ?...
Bernard:
- Par trois fois, je t'ai appelé...Mais pourquoi ?...
Marie:
- Trois fois ? tu es bien sûre...
Bernard:
- Oui certain, je t'ai appelé trois fois.
Marie d'une voix qui se brise.
-Ironie
et néant! la duperie partout, en moi et hors de moi. Martyre des
rêves...sens, contresens et duperie...Folle que je suis, jouet insensé
de mon rêve !...
Bernard:
-Marie que se passe t-il ? çà ne va pas, tu es malade ?...
Marie:
- Le moment approche, c'est le terme.
Il vient sur nous
menaçant du fond des minuits
son char est de feu
déjà gronde l'épouvante dans l'air du ciel
déjà la terre gronde du tonnerre d'un galop
Bernard terrifié.
- Marie ce n'est pas toi qui parle !...
Marie:
N'entends-tu pas bruire et gronder déjà proche !...
Bernard:
- Qu'est ce que c'est que ces fadaises ? le roi de minuit !, tu as bu, tu délires.
Marie
continue un moment sa prophétie, parlant d'un élu, d'exécuteur, de rude
sentence qui doit tout balayer; Bernard essaye en vain de la raisonner
mais elle continue.
Marie:
- Ce que je dis, je l'ai contemplé dans mes rêves et cela me fut révélé dans mes visions;
Puis elle sort en titubant se parlant toujours à elle-même.
-
Je ne sais pas la route, ou vont mes pas, je ne sens pas la pierre sur
laquelle je marche, je ne sens qu'un cri, un cri qui m'appelle... et je
suis l'appel de ce cri.
Bernard se précipite derrière elle, il
fait de plus en plus sombre, l'orage gronde toujours, le rideau de pluie
tombe sur la nuit noire.
phildid+
Bertolt Brech