Le temps était chaud tendance canicule. Gisèle arrosait patiemment ses plantations - J'aime bien Gisèle, mais faut dire qu'en dehors de ses nombreuses qualités, elle a un gros défaut. D'abord elle fume tout le temps, on doit faire avec - mais après tout elle est chez elle. Ensuite en été lorsqu'il fait très chaud, Gisèle est plus ou moins vêtue - malgré ses 59 ans elle n'hésite pas à porter des T-Shirts façon débardeur plutôt échancrés et puis ses robes ou jupes sont souvent très très courtes.
- Alors quand je lui fais remarquer des fois en rigolant, elle sort sa clope du coin de sa bouche en crachant un gros nuage de fumée et me dit que je suis bien le seul à qui ça gêne et qu'en général quand elle va dans les meetings ou les réunions syndicales, on ne lui fait jamais ce genre de remarques.
- Malgré votre côté écolo on dirait que vous n'aimez pas les belles plantes ! Qu'elle me lance par-dessus son tuyau d'arrosage. Alors je rigole aussi pour la mettre à l'aise - faut vous dire que j'ai un grand respect d'amour pour Gisèle parce que comme moi Gisèle écoute presque tout le temps radio France et qu'on pourrait en parler pendant des heures.
Une clameur dans le poste annonçait une fois de plus la grande crise économique mondiale. Un conflit violent venait d'éclater dans un abattoir du côté de Chicago, je crois ! Dans une interview, le roi de la viande demandait à Jeanne pourquoi elle était contre le capitalisme. Gisèle jeta son mégot rageusement au milieu des fleurs et me demanda à brûle-pourpoint.
- Qu'est-ce qui vous amène ? En général c'est pas pour rien que vous venez me voir, ni pour m'admirer non plus. Si c'est pour mes légumes - alors là pas de chance - on dirait que cette année y'a juste que de la verdure. Allez, venez donc on va rentrer se jeter une p'tite bière.
On s'est assis à l'ombre, je suis quand même un peu gêné - c'est vrai que sa jupe est un peu courte. En regardant une plante grimpante je lui dis que j'aimerais bien qu'elle me reparle de la "fille de l'hôpital" parce que je suis en train d'écrire un livre sur une histoire de mœurs et que je crois que ça pourrait plaire .
-Tiens, vous écrivez sur les lesbiennes maintenant ! Gisèle est lesbienne - je le sais depuis longtemps - cela ne me gêne pas et d'ailleurs elle ne s'en cache pas. Gisèle monte le son du poste en me faisant un clin d'œil, on écoute religieusement.
- Les éleveurs déclarent que les pauvres n'ont pas de moralité - Gisèle s'emporte en grondant:
- D'où qui tireraient quelque moralité eux qui n'ont rien...vous savez Phil, il existe un pouvoir d'achat moral - Relevez-le, vous aurez la moralité. Alors Jeanne à la radio répond presque en pleurs. Elle dit aux fabricants qu'elle voit clair en eux - qu'elle a percé à jour l'emploi qu'ils font de la religion - que leurs intérêts et ceux des pauvres ne sont pas les mêmes. Gisèle reprend le cours de la conversation.
- Vous savez mon p'tit Philou c'est quand même une vieille histoire "la fille de l'hôpital" je bossais encore à cette époque; ça ne s'est pas très bien terminé je fais tout pour l'oublier.
- Vous vous rappelez de Charles, le chercheur en neurosciences qui habitait la-haut dans la vieille ferme anciennement chez les "Jenlins"
- Oui, parfaitement Gisèle, d'ailleurs qu'est -'il est devenu - on ne le voit plus au village depuis un moment ?
- Écoutez ! qu'elle me dit en se penchant vers moi - elle marque une pause puis reprend après avoir allumé une nouvelle cigarette - du tabac brun très fort .
- Charles a dû partir. Il se sentait de plus en plus inactif - surtout il croyait qu'on le surveillait et en plus les travaux de jardinage, la solitude, c'était pas son truc. .
- Mes expériences me manquent. Faut que je revienne dans mon labo qu'il scandait tout le temps. IL disait aussi qu'il redoutait par-dessus tout de s'isoler, qu'avec sa pseudo retraite et la rédaction de son mémoire, on lui avait fait miroiter le "mythe" confortable de la "science pure" en l'attirant dans un petit îlot d'indépendance bien isolé au milieu de la société bourgeoise ou il pouvait soi-disant continuer ses recherches en toute tranquillité.
Donc un jour, je l'ai appelé dans un moment d'affolement, je savais plus quoi faire. J'avais besoin d'un conseil, c'est au moment ou j'avais cette fille chez moi. Charles n'a fait ni une ni deux, il est venu tout de suite. Quand il est arrivé j'ai aussitôt regretté de l'avoir appelé. Je crois qu'il en pinçait vraiment pour moi. Tous les quinze jours il m'invitait au restaurant et c'était pas le Mac-Do - je disais rien sur ma situation, je voulais pas lui faire de peine. Lorsque je lui ai raconté toute l'histoire avec la fille, enfin une partie - il a voulu la voir tout de suite. Elle était dans la salle de bain, je l'avais attachée dans la baignoire.
J'étais assise là où je vous parle maintenant,effondrée en larmes. J'ai crié en le retenant par le bras, je pleurais, je le suppliais littéralement en lui disant que j'aurais jamais dû l'appeler, qu'il devait partir. Il m'a repoussée en arrière et puis s'est dirigé vers la porte de la salle de bain - Heureusement, elle était fermée et j'avais la clé sur moi.
On a parlé un moment ensuite je l'ai de nouveau imploré de partir en lui disant que je le rappellerais la semaine prochaine - qu'il me laisse - qu'il voyait bien à quel point j'étais malheureuse. C'est là qu'il m'a avoué, que de toute façon il allait quitter définitivement la région. .Il avait signé un nouveau contrat avec des canadiens.
Depuis je ne l'ai plus revu. Vous savez mon p'tit Phil vous êtes gentils mais vous aussi maintenant vous devriez rentrer chez-vous. Je vais réfléchir à ce que vous m'avez demandé - de toute manière je crois que j'ai besoin de me confier et de me décharger du poids de cette triste histoire, c'est du vécu, vous savez, ça m'aidera sûrement à comprendre pourquoi j'ai fais cela - en attendant je compte sur votre discrétion pour préserver mon anonymat, La campagne c'est bien joli mais faut pas trop remuer... ça peut vite devenir l'enfer.
- Allez! je vous embrasse et à bientôt n'est-ce pas ?