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Le voyage en train (Premier mouvement / la perception du changement)



 Marie était fatiguée, elle n'en pouvait plus: La grosse coupure d'électricité de la veille avait stoppé complétement le trafic de tous les TGV. Après une nouvelle nuit passée dans un hôtel miteux de la banlieue sud. Elle avait pu enfin ce matin monter dans un vieux train diesel.


  

Marie s'était levée à 5h30 précise lorsque la sonnerie de son gros réveil métallique avait retenti dans la petite chambre de l'hôtel du sixième étage. 
A 5h40 après une toilette rapide et un petit déjeuner succin, elle avait empoigné sa valise déposée la veille près de l'entrée de sa chambre puis elle avait refermé à clef la porte en bois vermoulu de la chambre pour descendre ensuite prudemment les six étages du vilain escalier éclairé parcimonieusement de-ci de-là par de petites fenêtres circulaires aux vitres crasseuses que la pâle lueur du jour naissant peinait à percer. Arrivé en bas, déjà tout en sueur, elle se faufila dans la rue encore déserte,  posa un instant sa valise sur le trottoir pour sortir un fin mouchoir de vieille dentelle avec lequel elle s'épongea le visage. Le jour était à peine levé et pourtant on sentait déjà comme une grosse lourdeur sous un ciel de plomb gris brillant comme du métal derrière lequel un soleil blanc en fusion brûlait et cognait comme un forgeron en colère. Encore une pénible journée pensa t-elle en empoignant sa valise à nouveau pour se diriger vers la petite gare de N.   

A 6h13 le train 52642A61 entra en gare dans un concert de crissements de freins et de claquements divers; c'était un vieux train avec de grands wagons verts, un vert indéfinissable qui masquait sans doute une plus grande misère. Lorsqu'elle se hissa à l'intérieur du train, ce fut pour constater en ce début de semaine que celui-ci était bondé,  elle dut se faufiler dans les couloirs encombrés de paquets ficelés et de valises pour finalement trouver une place dans un des compartiments entre un vieux monsieur assoupi prés de la fenêtre et une grosse dame qui menaçait sa marmaille . Une fois assisse sur la banquette de moleskine verte, Marie fit glisser sa petite valise entre ses jambes et se résolut à occuper son espace avec fermeté et dignité. Le train s'ébranla dans un nouveau concert de crissements et de gémissements qui ne semblaient déranger personne tant les gens étaient habitués à vivre ainsi brinquebalés cahin-caha. Marie avait mal dormi, la chaleur encore plus écrasante qui régnait dans le compartiment la mettait mal à l'aise, elle hésitait à fermer les yeux, les soubresauts et autres tressautements du wagon l'empêchaient de fixer le paysage qui hoquetait devant  elle,  ses petits yeux dansaient d'un bord à l'autre.   
 

Lorsque le train eut pris de la vitesse qu'un peu de vent s'engouffra par la fenêtre grande ouverte, Marie se détendit un peu, les mains posées sur ses genoux, elle bougeait au minimum écoutant sa respiration pour essayer d'atteindre une sorte de méditation de pleine conscience. Elle sentit soudainement son voisin qui en sortant de sa torpeur l'écrasait un peu plus. Marie écarta discrètement ses coudes osseux et pointus afin de maintenir son espace vital - Il fallait lutter toujours lutter, la lutte n'en finissait pas pour survivre dans ce pays. Le vieux monsieur réalisant qu'il écrasait la pauvre petite femme s'écarta vers le coin en regardant Marie avec un sourire un peu niais , il sortit de sa poche une sorte de poudre grise qu'il jeta par la fenêtre puis il se rendormit à nouveau. La chose avait intrigué Marie mais elle l'oublia bien vite quand en face d'elle un grand énergumène ayant pris la parole se mit en devoir de raconter une histoire à son voisin de droite. L'autre la regardait fixement.
 

- Je connais le señor Vladimir Fabrisky Laissez-moi vous raconter cette histoire, c'est une histoire somme toute banale mais qui empêcha mon mariage. Il continua son récit en se levant au milieu du compartiment sans se soucier des autres personnes.

- C'est une histoire bien extraordinaire!

- Tant mieux, tant mieux :Dit le vieux monsieur.
- Ce n'est pas ce qu'on pourrait appeler une histoire humoristique.
- Très bien, parfaitement au fait. Dit encore le vieux monsieur, un peu agacé.
- C'est un épisode de la vie de votre humble serviteur.
- Ah, terminez votre prologue, cette histoire coutera certainement quelque chose. Insinua un homme blond à fine moustache qui mit la main à la poche pour sortir son porte-monnaie en faisant mine d'y chercher son mouchoir.

- Vous vous rappelez du señor Fabrisky ? - Et bien, le 31 mars oui, c'était bien le 31 mars puisqu'on était à la veille de 1er Avril -Donc, ce jour là dans l'après-midi j'ai quitté gaiement ma vieille mère en l'embrassant, la pauvre elle n'a plus toute sa tête; j'étais heureux et d'un bon pas, je me suis rendu chez le señor Fabrisky.  Eh! eh! nous avons parlé.
... Cela fait un moment n'est-ce pas que je travaille dans votre administration que je lui dis, que je classe et mets en ordre tous vos papiers - Rendez-vous compte braves gens, le nombre de trous, de petits arrangements, de factures qui disparaissaient; du nombre d'impayés: Ce n'était pas une situation normale et j'avais dans les mains tout un rouleau de papiers qui prouvaient mes dires ». Il s'arrêta un instant de parler pour apostropher de sa belle voix  mon voisin de droite qui jetait encore une poignée de poudre grise par la fenêtre.

- Mais qu'est ce que vous jetez donc là ? lui demanda-il.

Le vieux monsieur répondit que c'était de la poudre à éléphant.
- De la poudre à éléphant, mais pourquoi faire ? - Cela fait bien longtemps qu'il n'y a plus d'éléphants dans la région. Alors,  le vieux monsieur dit en clignant d'un œil, avec un air malin.
- Cela prouve bien que ma poudre est efficace . 

L'énergumène resta un moment interdit, puis il toussa et finit par dire à son tour qu'on voyait et on entendait tellement de choses bizarres de nos jours qu'on n'y faisait même plus attention -La grosse femme se mit à rire aussi soudainement en secouant sa forte poitrine, elle tenait sa main sur ses yeux tellement elle rigolait. Elle lança brusquement à la cantonade cette petite phrase plus digne de tweeter que d'Inter.

- C'est comme moi la semaine dernière quand j'ai entendu à la radio que Claude Gréant était entré à l'hôpital pour un malaise grave - Cela m'a d'abord fait tout drôle et ensuite j'ai réalisé que j'en avais rien à faire.

Quelques personnes s’esclaffèrent. On se demande bien pourquoi ? 
Marie préféra écouter le grand énergumène qui avait reprit le fil de sa conversation avec son voisin de droite:  

- Cela fait maintenant presque dix ans jour pour jour que chaque semaine je prends ce train, reprit-il d'un ton grave et chaque fois il se reproduit le même phénomène et c'est bien pour cela que cette fois ci j'ai décidé d'en parler, il faut vous dire en toute confidence que hier encore à cette heure j'étais attablé au café avec l'instituteur Bergsdondörfer qui me racontait des choses très intéressantes et tout à fait novatrices. Quand il m'a parlé, j'ai eu comme une illumination. C'est pourquoi, à mon tour  j'aimerais vous faire vivre cette expérience surprenante.
Sur ce dernier mot, il empoigna son bras gauche, releva sa manche et pointa du doigt une jolie montre, il déclara.  

- Dans un peu plus d'une minute. Scanda t-il, nous allons croiser un autre train qui va arriver à notre hauteur, il roulera à la même vitesse que le nôtre sur une voie parallèle. Les voyageurs de l'autre train vous sembleront tellement immobiles que vous pourriez presque leur tendre la main et causer avec eux. C'est une situation exceptionnelle, le temps est suspendu, c'est comme si le passé rattrapait l'avenir pour se fondre dans le présent, vous allez traverser un courant  transcendantal.    

- Savez-vous que nous avons quelque chose à faire ? -  Le moment  est venu de s'en rendre pleinement compte, être convaincu de la réalité du changement c'est bien mais si l'on faisait l'effort pour le ressaisir, tout se simplifierait, d'ordinaire nous regardons le changement mais nous ne l'apercevons pas, nous parlons du changement mais nous n'y pensons pas.

L'auditoire restait muet dans l'attente imminente du phénomène, on entendait déjà le grondement du second train qui se hissait au niveau du nôtre. Les visages se tournèrent instantanément vers les wagons illuminés du second train qui roulait maintenant à nos côtés. On voyait bien que tous les voyageurs tentaient désespérément de plonger leur regard dans ceux des gens du train d'en face et que eux aussi tendaient les mains vers nous en rigolant.

Ce moment extatique dura peu de temps, on plongea bientôt sous un tunnel,et une fumée âcre emplit tout le compartiment. La grosse dame se mit à tousse
r bruyamment en réclamant à grand renfort de moulinets de ses petits bras boudinés que l'on veuille bien fermer la fenêtre. Le noir tomba ..    


phild inspiré par le grand Bergson          

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